Suttungr était un géant du froid depuis peu en deuil de ses parents, depuis peu mais durablement enfiévré, car la glaçante vérité s'était imposée à lui au fil de ses recherches : Gillingr son père et sa mère étaient tombés au mauvais endroit et au mauvais moment sur de mauvais hôtes. Cette infortune leur aura été fatale puisque Gillingr, invité à prendre place à bord d'une embarcation, fut à jamais perdu en zone de haut-fonds par ses guides. Lesdits guides, lassés de la détresse de l'épouse de Gillingr, abattirent une meule sur le crâne de l'éplorée. Les assassins étaient les frères nains Fjalar et Galar et Suttungr les traqua sans mal jusqu'à les acculer à la cime des roches côtières - là suspendus à la vie par la corde du gibet, les coupables implorèrent et tentèrent de marchander avec leur titanesque bourreau. L'exécuteur n'avait pourtant aucune grâce à accorder et bientôt la marée montante allait engloutir les nains piégés en ces reliefs inhospitaliers.
Le Titanesque voulait une compensation et les coupables voulaient garder la vie alors ils durent céder des biens de valeur équivalente, leur dignité et leur trésor : l'hydromel du Poète. Ce breuvage serait, dit-on, empli de vertus et de sagesses capables d'éveiller toutes les consciences.
Suttungr, fou de préserver ce gain face à l'ampleur de sa perte, cajolea cette merveille et la cacha dans les entrailles du mont Hnitbjorg. Là-bas et en autarcie il posta sa nièce Gunnlöð en gardienne, sans concerter les volontés de celle-ci il coula son rôle dans le marbre en la transformant en sorcière.
Gunnlöð était une magnifique et puissante princesse, son visage était auréolé d'une coiffe d'or qui cascadait jusqu'au bas de son dos. Et, surtout, sa magie était farouche d'autant plus que dans cette grotte scintillante aux allures de geôle elle n'avait pour elle et comme moyen d'expression que les incantations qui courraient le long de ses lèvres de porcelaine et qui rebâtissaient les reliefs de sa cage. Elle souffrait de se savoir en mesure d'espérer plus qu'un exil l'empêchant de déployer ses ailes d'or. Alors elle noya l'ennui et l'amertume dans l’élixir du Poète qu'elle se mit à convoiter à l'insu de son oncle, le breuvage lui permit d'explorer des mondes figurés derrière ses paupières closes une fois la nuit tombée mais la contrepartie fut coûteuse. Puisque la dame ne s'autorisait, fébrile et honteuse, qu'à faire tomber quelques gouttes de l'hydromel sur sa langue la frustration grandissait exponentiellement. Le besoin aux premiers jours discret se mua en addiction. Et, un matin, elle fut visitée par un serpent à la verve agile.
Ce serpent était en réalité un dieu et pas des moindres, le Tout Puissant Odin convoitait l'hydromel depuis des lunes. Le Père de Tout avait donné un été entier à Suttungr en travaillant pour lui et en compensation il avait réclamé une gorgée du breuvage - qui lui fut refusée. Alors Odin décida d'attaquer sous un autre angle, plus doucereux. En se dévoilant devant la princesse isolée, captive de ses devoirs, il fit miroiter délivrances et découvertes. Contre trois nuits où il resterait à réchauffer la couche et le cœur vide de la dame il prétendit attendre trois gorgées de l'hydromel. Certes Odin s’acquitta de ses trois nuits cependant à la troisième aube son gosier avait englouti la totalité de l'hydromel,  il se changea en aigle et s'élança loin de son larcin. Suttungr le pourchassa sans succès et le blâme retomba ainsi sur Gunnlöð, la géante se trouva à la fois trahie dans ses précieux espoirs et désavouée par sa furieuse communauté. Elle qui était gardienne n'était désormais plus rien. Il ne lui restait qu'un manque impossible à combler, manque à la fois de cet hydromel qui lui ouvrait les portes d'un onirisme salvateur, manque d'une présence à ses côtés lui murmurant des promesses.
Comble de malchance la vie palpitait pourtant au creux de son ventre. Gunnlöð tâcha de dissimuler sa grossesse mais lorsque les signes s'avérèrent voyants, alors, Suttungr su et sa nièce fut à jamais exclue du clan.
C'est dans cette même grotte scintillante, désormais semblable à un écrin vidé de son bijou, qu'elle donna naissance à Bragi. La princesse aux traits désormais émaciés et à la mine grise ne fut pas longtemps capable de contempler son enfant ; quelques années eurent raison d'elle car le bambin se développa chétif et faible, car le froid mordait sa peau bien assez pour rappeler à la mère la nature étrangère de son géniteur. Un matin elle collecta ses dernières forces et ses dernières fureurs pour amener le garçonnet à la frontière d'Asgard, Gunnlöð puisa dans ses dernières magies pour payer le prix du voyage. Elle disparut ensuite et Bragi fut abandonné dans un village paysan, bien distant du fastueux palais royal.

Bragi ne fut jamais adopté, peut-être le fut-il sans que quiconque ne le sache ou ne le revendique. Le jeune garçon, maigrelet au jour de son abandon et muni d'yeux tombants, frappa de porte en porte à la recherche de dérisoires pitances, s'émerveilla de toutes les activités qui faisaient battre le cœur du hameau et chantonna très vite des syllabes incohérentes sous les fenêtres - dès le premier jour il fut chassé, houspillé et fessé. Mais un couple de bonnes âmes prit muettement pitié de lui, ils laissèrent leur grange entre-ouverte et une lanterne à disposition. Depuis cette nuit Bragi trouva, presque un soir sur deux, un cabanon ouvert quelque part en ville - y était-il invité ? Certainement pas toujours à en juger par les réveils corsés qui beuglaient souvent dans ses oreilles. Peu à peu le village s'horripila, peu à peu le village accepta sa présence fureteuse en échange de services plus ou moins ingrats. Il servit de fossoyeur, de force corvéable pour les labours.
Bragi était avide d'attention, drapé de haillons chatoyants reprisés d'une main lourdement infantile, car il dérobait toutes les pièces de tissus à sa portée, il fanfaronnait et se mettait en spectacle, jouait des rôles, sur la place centrale, près des bains, partout.
Sa curiosité fut l'un de ses rares atouts pour favoriser son insertion au sein du village, avide de tout essayer et de tout apprendre il fut un élève studieux qui engloutit quelconque goulée de connaissance voulait bien lui être confiée. Au village un vieil homme lui apprit à lire et lui offrit son premier luth en paiement pour avoir gardé plusieurs mois durant son troupeau la nuit. Ces enseignements furent précieux - si ce n'est même révélateurs de quelque chose qui sommeillait au fond de lui ; l'inspiration qui le faisait courir les champs comme un chien fou, qui le mettait en alerte à chaque conversation volée, se manifestait pour la première fois sous une apparence de muse bien définie tandis qu'il lisait ses premiers poèmes. C'est avec une facilité déconcertante, venue d'un héritage dont il ignorait tout, qu'il composa ses premiers vers.
Il était moins haut que le comptoir de la taverne lorsqu'il anima ses premières gigues, vives, gaies, elle ravirent des cœurs et commencèrent à lui octroyer quelques sous. C'est à cette époque de presque adolescence qu'il connut les premiers élans de son cœur. Mais l'être de ses rêves ne lui retournait pas le sentiment et lui octroya uniquement l'ardeur d'une nuit bâclée, de cette expérience Bragi préfère ne pas se souvenir. Le matin suivant il chantait encore et attirait vers lui les regards, fringuant dans ses habits mordorés gagnés à la sueur de ses économies, achetés sur un coup de tête frivole.
Il était un chanteur excellent et un bouffon extrêmement divertissant, les années s'accumulant il gagna en notoriété et fut même invité à la cour d'Odin. Il était reconnu comme un Poète inspiré, sûrement sa gloire était-elle gentiment instrumentalisée par les villageois qui désespéraient de placer leur hameau sous l’œil d'Odin. Peut-être que l'étonnante générosité du Père de Tout avait été un aveu de sa culpabilité, jamais Bragi n'aurait pu le suspecter. Le Dieu-corbeau pouvait aisément avoir deviné qui était le barde car celui-ci tirait ostensiblement sa langue gravée de runes, en bon amuseur des foules. Car Bragi avait déjà appris à partager son breuvage pour accorder l'inspiration. Car ces propriétés ne pouvaient rester confidentielles.
Bragi eut l'esprit illuminé par les dorures du palais, le cœur enflammé par la noble beauté de ses résidents parés de plaques guerrières et de velours. Il fut apprécié pour son talent durant les trois soirs qu'Odin lui réclama d'animer dans la grande salle de la citadelle dorée. Bragi se perdit dans de nombreux bras et s'enivra de nombreuses fragrances.
A partir de ce jour, où il revint couvert de parures et goguenard de bout en bout de ses lèvres larges, le barde reçu de la part des Ases le surnom de maître de la poésie - il n'en avait pas conscience, trop amoureux de cette vie prometteuse, mais l'Asgard dorée avait trouvé son nouveau jouet favori. Il revint souvent auprès des dieux pour les amuser, il fut même envoyé narrer leurs grandioses épopées aux autres Royaumes.
Mais cette place privilégiée ne fut pas longtemps gardée chaude pour lui ; en quelques dizaines d'années la noblesse se lassa de son répertoire et de sa nouveauté. De plus, il était de plus en plus décrié suite à un affrontement avec le caustique Loki qui tourna en sa défaveur.
Semi-conscient d'avoir perdu son état de grâce, incapable d'affronter ce nouveau rejet dans les yeux, Bragi partit un matin tout chatoyant à la conquête du vaste monde. Il n'emporta avec lui qu'une vaine besace et son fameux Luth. Depuis il suivait les voyageurs, rédigeait ses odes et ses sagas au gré du vent.